« Dans son histoire littéraire, la Martinique a marqué celle du monde », rappelle l’écrivaine, actrice et chanteuse Viktor Lazlo (1), alors que s’ouvre la troisième édition du Festival en pays rêvé, qu’elle a créé sur l’île natale de son père. Le beau nom de la manifestation, à laquelle s’associe Le Point, lui a été inspiré par celui du recueil de poèmes Pays rêvé, pays réel, d’Édouard Glissant.

Ce réel martiniquais, qui fait encore l’actualité, voilà ce que la littérature a porté et porte encore, si loin de l’Hexagone, qui méconnaît ce « territoire » reculé. Césaire, Glissant, Fanon… Ce trio de maîtres disparus a ouvert autant l’imaginaire littéraire francophone qu’il a conté l’histoire d’un peuple en quête de son identité.

Tout commence par ladite « oraliture », vaste patrimoine de contes récités du temps de l’esclavage dans la langue créole, née des peuples réunis sur les plantations. Conquise en 1635, la Martinique cherche sa voie, après la vague « doudouiste », sous influence de la tradition métropolitaine. René Maran, de parents guyanais mais né en Martinique en 1887, reçoit le Goncourt en 1921 pour son roman Batouala, dénonçant la violence dans l’Afrique colonisée.

Poésie volcanique

La vie littéraire parisienne dans ces années-là compte désormais avec les Antilles. Les sœurs Nardal, venues de Martinique étudier en France, tiennent un salon littéraire à Clamart à partir de 1928 et fondent La Revue du monde noir, qui relie les Antilles à l’Amérique de « la Renaissance de Harlem » (mouvement de renouveau de la culture afro-américaine qui connaît son apogée durant l’entre-deux-guerres) et à l’Afrique.

En 1937, c’est aussi dans une revue, Volontés, que le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire est d’abord publié. André Breton tombera sous le choc en découvrant cette poésie volcanique qui dynamite les frontières de la langue ; difficile ? Lisez-le à haute voix !

1941 : Aimé et son épouse, Suzanne, lancent la revue Tropiques avec René Ménil, une forme de résistance, publiée jusqu’en 1945. En 1947, c’est au tour de Jacques Lacarrière de découvrir le Cahier à Paris : « Il m’a révélé dès les premières pages les pouvoirs et les magies insoupçonnés de ma propre langue », écrit-il dans Ce que je dois à Aimé Césaire (Éditions Isolato, 2013). Le premier roman considéré comme martiniquais, paru en 1950, La Rue Cases-Nègres, est signé Joseph Zobel, qui raconte son île dans les années 1930. Le livre sera porté à l’écran par la réalisatrice martiniquaise Euzhan Palcy.

Le rapport du colonisé martiniquais au colon français éclate dans Discours sur le colonialisme, de Césaire, en 1950, suivi, en 1952, de Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon, et il faut lire ces textes fondamentaux, traduits et étudiés dans le monde entier, et trop souvent « récupérés » aujourd’hui. L’entrée en littérature d’Édouard Glissant ouvre largement le champ poétique et politique avec son essai fondateur, Soleil de la conscience (1956), et avec Les Indes (1956), poème épique qui donne voix aux illustres navigateurs, ceux des grandes découvertes, mais aussi, et c’est nouveau, aux peuples qu’ils « rencontrent »… En 1958, Glissant remporte le prix Renaudot pour son premier roman, La Lézarde (Seuil), sur une jeunesse – la sienne – militant pour l’indépendance.

Saga créole

La littérature en créole apparaît dans les années 1970 en poésie, où elle reste vive, et dans le roman, avec Raphaël Confiant, qui, faute de lecteurs dans cette langue, s’imposera en français dès Le Nègre et l’Amiral (Grasset, 1988), dont l’histoire se déroule sous le régime vichyste. Ce sera le premier roman d’une saga créole, dont le nouveau volet, Marie-Héloïse, fille du Roy (Mercure de France), vient de paraître.

Et que dit de son île Patrick Chamoiseau, Prix Goncourt avec Texaco en 1992 ? Une histoire tragique, un quotidien difficile mais joyeux à travers les personnages d’un quartier de Fort-de-France. Éclate ici la beauté d’un style mâtiné de créole que l’œuvre, effaçant aussi les « genres » traditionnels, ne démentira pas ! De nouveaux talents moins « établis » contribuent à ce paysage marqué par l’élucidation d’une histoire commune, d’une culture plurielle et de la beauté de la nature – « J’espère en la parole des paysages », écrivait Glissant.

À Découvrir

Le Kangourou du jour

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Où sont les écrivaines, pourrait-on s’exclamer à ce stade ? À l’œuvre ! Comme Suzanne Dracius en guerrière littéraire, Nicole Cage en poétesse ou encore la baroudeuse Fabienne Kanor, dont l’œuvre retourne au bateau négrier (Humus et La Poétique de la cale) tout en jouant l’autodérision (Faire l’aventure et Je ne suis pas un homme qui pleure). Et au futur ? La Martinique vue par Michael Roch au prisme de l’« afrofuturisme caribéen » se découvre dans Tè mawon, « Terre marron », en route vers la libération, dès qu’elle aura trouvé le Graal, soit… le « tout-monde » de Glissant, né d’un pays mêlé que sa littérature donne à (re)découvrir.

1. Dernier livre paru : Ce qui est pour toi, la rivière ne l’emporte pas (Robert Laffont, 240 p., 18,90 €).

Le pouvoir du livre en « pays rêvé »

En « avant-poste » de son événement annuel dévolu aux Outre-mer (Les Outre-mer aux avant-postes, le 30 janvier 2025 à la Maison de l’Océan, à Paris), Le Point devient partenaire du Festival en pays rêvé, lancé en 2022 en Martinique, en animant des rencontres aux quatre coins de l’île avec des écrivains venus de plusieurs continents. L’invité d’honneur de cette 3^e édition est Dany Laferrière, entouré d’Alain Mabanckou, Hemley Boum, Vanessa Springora, Tania de Montaigne, Roland Brival, Marie-José Alie, Zelda Lockhart et bien d’autres, réunis, une semaine durant, sur le thème « le pouvoir du livre ».

Du 18 au 24 novembre. festivalenpaysreve.fr